Les Paradis artificiels
Publié : 02 avr. 2015, 23:49
Prologue
Fingélien 389
- Faut pas le louper ce gros lard, là. Sinon Maman nous l'pardonnera jamais, souffla Ned.
- Sûr Ned, il nous rosserait, gémit un de ses acolytes.
- Hé Ned, hé Ned, dis-nous qu't'as un plan, rappliqua un autre gamin. Sinon qu'on est fichu.
L'intéressé acquiesça avant de passer une main sale dans sa tignasse ébouriffée, le front à moitié plissé. Un tic qu'il répétait à chaque fois qu'il avait besoin de réfléchir. C'est qu'il fallait maintenant songer à une stratégie pour dérober la bourse qui pendait avec insolence au manteau de ce marchand grassouillet. Et quelle bourse ! Elle se gondolait avec ses formes généreuses tout en flirtant avec les yeux affamés des marmots. Et puis cet air de "attrapemoisitupeux", Grands Dieux ! Il la leur fallait, celle-là. Surtout que la pêche n'avait pas été bonne, aujourd'hui. Dans une heure, la nuit prendrait ses quartiers. Il leur faudrait alors rentrer... et affronter la colère de Maman.
Pour Ned et les gosses de rue la règle était simple : tous les coups sont permis, à condition de ne pas s'en prendre aux mauvaises personnes. Les membres des trois guildes étaient à éviter comme la peste. C'étaient des grandes personnes eux, bien trop rusés pour se laisser prendre et bien trop cruels pour pardonner. Tête-de-lard jurait avoir vu un responsable de la guilde des Nécromants transformer un chapardeur en esclave; le mois dernier. Et puis il y avait aussi toutes les autres bandes de gosses qui gravitaient autour des plates-bandes de la guilde des Voleurs. Ces hordes de mioches se menaient une guerre sans merci pour obtenir quelques picaillons... Mais rentraient souvent bredouilles, avec pour seul trophée une demi-douzaine de bleus et de gnons. L'occasion pour Maman de leur servir une bonne tarte à leur retour.
Maman était un ancien membre des Voleurs, exclu pour avoir dérogé aux règles de la puissante guilde. Il vivait maintenant des rapines que les orphelins des quartiers pauvres lui rapportaient dans leur repaire. Et la promesse d'une bonne soupe et d'un nid ne déplaisait à personne. Ned n'était pas orphelin pour deux sous, mais il avait réussi à se tailler une sacrée place dans la "bande à Maman". A tel point que la plupart de ses comparses le considéraient comme le chef de la bande. A dix ans, Ned n'avait ni la carrure de Tête-de-lard, dont les joues rosies feraient rougir de honte un cochon, ni la force de Papon, qui pouvait soulever quarante livres de charbon sans ciller. Ned, avec ses yeux d'angelot abandonné et son petit sourire mesquin ne payait certes pas de mine, mais il était de ceux qui étaient capables d'haranguer un bataillon de garnements affamés avec pour seule arme une langue un peu trop pendue. C'était toujours à lui que revenait l'établissement du plan et la répartition des rôles.
- Et même que je l'ai vu qu'il portait une boule magique. Tu sais, le machin avec la chaîne qui te dis quand le soleil est-ce qu'il va se coucher, jura Tête-de-lard avec sa voix étouffée.
- Une montre, Tête-de-lard, une montre, tiqua Ned, irrité. Par tous les démons, rentre toi ça dans la tête !
Ned avait beau réussi à s'adapter, il n'avait pas encore trouvé sa place parmi les gamins des rues. Il était certes aimé et respecté, mais il n'avait jamais vraiment pris racine, trop impatient de changer d'univers dès que l'occasion se présenterait. Et de voler par ses propres ailes. Il se lassait trop vite des choses, il lui fallait constamment changer.
- Changeons le rythme de la musique, les gars. Cette fois Papon tu fais l'asticot, Guillemot l'hameçon et Tête-de-lard le filet. Moi je fais le phare.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Les garnements se mirent à l'oeuvre et partirent à la pêche. L'asticot était celui qui était chargé d'attirer l'attention de la cible, la divertir, tandis que l'hameçon dérobait le butin. Le filet rappliquait pour protéger l'hameçon en roulant des mécaniques, s'il jamais il venait à se faire remarquer. Le phare se trouvait un petit coin en hauteur pour guetter l'arrivée de possibles nuisibles.
La petite équipe pris position pour encercler le marchand qui déambulait dans la Grand Place, inconscient de son sort. Mais cette journée, qui s'était avérée riche en échec, ne comptait pas s'en arrêter là. Alors que Papon partait à la rencontre de la cible, il reçu un crochet du gauche qui le fit décoller du sol. La réponse de Tête-de-lard pris la forme d'un beuglement sourd. C'étaient les gros bras de Nori ! Une bande de dur à cuire plus âgés qu'eux. Papon était déjà à terre qu'ils le labouraient de coups. Allaient-ils le secourir ? La loyauté était la seule richesse de la meute. Impossible d'abandonner un des leurs. Avec toute la folie de leur courage, ils sautèrent sur ces colosses de quatre ans leurs aînés.
La foule, le bruit, la puanteur... tout cela avait disparu au profit d'une bataille aveugle pour la sauvegarde d'un territoire. Dans un nuage de poussière infâme, les deux bandes menaient une lutte acharnée et refusaient de céder un pouce de terrain. Dans le furie et le feu du combat, ils étaient devenus des bêtes. Et pour chaque coup reçu, deux autres venaient en retour. La bande à Maman avait beau se battre comme un tigre enragé, la bagarre tournait en leur défaveur. Mais les guetteurs n'étaient pas à leur poste. Ils se battaient, ils se battaient, eux aussi ! Et très vite...
- Bordel, la milice !
Alors le monde s'arrêta de tourner et chacun pris ses jambes à son coup, oubliant la débâcle, ne pensant qu'à sa propre survie. L'instinct animal. Ned dû ramper sous une charrette pour échapper aux représailles. Il couru, couru avec tout le désespoir qu'était le sien. Il ne devait pas se faire prendre ! A quatre pattes, il s'échappa de la Grand Place. Trouver une cachette et y rester, le temps que la pluie de bâtons cesse. C'est tout ce qui importait. Une fenêtre ouverte, vite ! Il sauta sans réfléchir.
A l'intérieur, des centaines de vieux livres gisaient en désordre, dans une atmosphère poussiéreuse, étouffante mais envoutante. Il y avait là trois géants dont les corps immenses disparaissaient dans une longue cape. Et alors que dehors régnait le chaos, leurs mains énormes grattaient placidement sur le papier, dans un nuage de fumée. L'un d'eux, ivre, chantait.
On dirait, tant l'enfance a le reflet du temple
Que la lumière, chose étrange, nous contemple
Toute la profondeur du ciel est dans cet oeil
Dans cette pureté sans trouble et sans orgueil
Se révèle on ne sait quelle auguste présence
Et la vertu ne craint qu'un juge : l'innocence.
Fingélien 389
- Faut pas le louper ce gros lard, là. Sinon Maman nous l'pardonnera jamais, souffla Ned.
- Sûr Ned, il nous rosserait, gémit un de ses acolytes.
- Hé Ned, hé Ned, dis-nous qu't'as un plan, rappliqua un autre gamin. Sinon qu'on est fichu.
L'intéressé acquiesça avant de passer une main sale dans sa tignasse ébouriffée, le front à moitié plissé. Un tic qu'il répétait à chaque fois qu'il avait besoin de réfléchir. C'est qu'il fallait maintenant songer à une stratégie pour dérober la bourse qui pendait avec insolence au manteau de ce marchand grassouillet. Et quelle bourse ! Elle se gondolait avec ses formes généreuses tout en flirtant avec les yeux affamés des marmots. Et puis cet air de "attrapemoisitupeux", Grands Dieux ! Il la leur fallait, celle-là. Surtout que la pêche n'avait pas été bonne, aujourd'hui. Dans une heure, la nuit prendrait ses quartiers. Il leur faudrait alors rentrer... et affronter la colère de Maman.
Pour Ned et les gosses de rue la règle était simple : tous les coups sont permis, à condition de ne pas s'en prendre aux mauvaises personnes. Les membres des trois guildes étaient à éviter comme la peste. C'étaient des grandes personnes eux, bien trop rusés pour se laisser prendre et bien trop cruels pour pardonner. Tête-de-lard jurait avoir vu un responsable de la guilde des Nécromants transformer un chapardeur en esclave; le mois dernier. Et puis il y avait aussi toutes les autres bandes de gosses qui gravitaient autour des plates-bandes de la guilde des Voleurs. Ces hordes de mioches se menaient une guerre sans merci pour obtenir quelques picaillons... Mais rentraient souvent bredouilles, avec pour seul trophée une demi-douzaine de bleus et de gnons. L'occasion pour Maman de leur servir une bonne tarte à leur retour.
Maman était un ancien membre des Voleurs, exclu pour avoir dérogé aux règles de la puissante guilde. Il vivait maintenant des rapines que les orphelins des quartiers pauvres lui rapportaient dans leur repaire. Et la promesse d'une bonne soupe et d'un nid ne déplaisait à personne. Ned n'était pas orphelin pour deux sous, mais il avait réussi à se tailler une sacrée place dans la "bande à Maman". A tel point que la plupart de ses comparses le considéraient comme le chef de la bande. A dix ans, Ned n'avait ni la carrure de Tête-de-lard, dont les joues rosies feraient rougir de honte un cochon, ni la force de Papon, qui pouvait soulever quarante livres de charbon sans ciller. Ned, avec ses yeux d'angelot abandonné et son petit sourire mesquin ne payait certes pas de mine, mais il était de ceux qui étaient capables d'haranguer un bataillon de garnements affamés avec pour seule arme une langue un peu trop pendue. C'était toujours à lui que revenait l'établissement du plan et la répartition des rôles.
- Et même que je l'ai vu qu'il portait une boule magique. Tu sais, le machin avec la chaîne qui te dis quand le soleil est-ce qu'il va se coucher, jura Tête-de-lard avec sa voix étouffée.
- Une montre, Tête-de-lard, une montre, tiqua Ned, irrité. Par tous les démons, rentre toi ça dans la tête !
Ned avait beau réussi à s'adapter, il n'avait pas encore trouvé sa place parmi les gamins des rues. Il était certes aimé et respecté, mais il n'avait jamais vraiment pris racine, trop impatient de changer d'univers dès que l'occasion se présenterait. Et de voler par ses propres ailes. Il se lassait trop vite des choses, il lui fallait constamment changer.
- Changeons le rythme de la musique, les gars. Cette fois Papon tu fais l'asticot, Guillemot l'hameçon et Tête-de-lard le filet. Moi je fais le phare.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Les garnements se mirent à l'oeuvre et partirent à la pêche. L'asticot était celui qui était chargé d'attirer l'attention de la cible, la divertir, tandis que l'hameçon dérobait le butin. Le filet rappliquait pour protéger l'hameçon en roulant des mécaniques, s'il jamais il venait à se faire remarquer. Le phare se trouvait un petit coin en hauteur pour guetter l'arrivée de possibles nuisibles.
La petite équipe pris position pour encercler le marchand qui déambulait dans la Grand Place, inconscient de son sort. Mais cette journée, qui s'était avérée riche en échec, ne comptait pas s'en arrêter là. Alors que Papon partait à la rencontre de la cible, il reçu un crochet du gauche qui le fit décoller du sol. La réponse de Tête-de-lard pris la forme d'un beuglement sourd. C'étaient les gros bras de Nori ! Une bande de dur à cuire plus âgés qu'eux. Papon était déjà à terre qu'ils le labouraient de coups. Allaient-ils le secourir ? La loyauté était la seule richesse de la meute. Impossible d'abandonner un des leurs. Avec toute la folie de leur courage, ils sautèrent sur ces colosses de quatre ans leurs aînés.
La foule, le bruit, la puanteur... tout cela avait disparu au profit d'une bataille aveugle pour la sauvegarde d'un territoire. Dans un nuage de poussière infâme, les deux bandes menaient une lutte acharnée et refusaient de céder un pouce de terrain. Dans le furie et le feu du combat, ils étaient devenus des bêtes. Et pour chaque coup reçu, deux autres venaient en retour. La bande à Maman avait beau se battre comme un tigre enragé, la bagarre tournait en leur défaveur. Mais les guetteurs n'étaient pas à leur poste. Ils se battaient, ils se battaient, eux aussi ! Et très vite...
- Bordel, la milice !
Alors le monde s'arrêta de tourner et chacun pris ses jambes à son coup, oubliant la débâcle, ne pensant qu'à sa propre survie. L'instinct animal. Ned dû ramper sous une charrette pour échapper aux représailles. Il couru, couru avec tout le désespoir qu'était le sien. Il ne devait pas se faire prendre ! A quatre pattes, il s'échappa de la Grand Place. Trouver une cachette et y rester, le temps que la pluie de bâtons cesse. C'est tout ce qui importait. Une fenêtre ouverte, vite ! Il sauta sans réfléchir.
A l'intérieur, des centaines de vieux livres gisaient en désordre, dans une atmosphère poussiéreuse, étouffante mais envoutante. Il y avait là trois géants dont les corps immenses disparaissaient dans une longue cape. Et alors que dehors régnait le chaos, leurs mains énormes grattaient placidement sur le papier, dans un nuage de fumée. L'un d'eux, ivre, chantait.
On dirait, tant l'enfance a le reflet du temple
Que la lumière, chose étrange, nous contemple
Toute la profondeur du ciel est dans cet oeil
Dans cette pureté sans trouble et sans orgueil
Se révèle on ne sait quelle auguste présence
Et la vertu ne craint qu'un juge : l'innocence.