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Chronique de Ce'Nedra [achevée]

Publié : 16 mars 2015, 14:34
par Cenedra
Au bailli de Morcraven

Messire Bailli,

Je ne suis que très récemment arrivée dans les Landes. Laissez-moi vous conter un étrange récit. Permettez que je vous le raconte comme si j’y étais extérieure, car il me semble que la personne dont je parle n’est pas la jeune fille que je suis, mais une femme existant dans une autre vie. Vous en ferez ce que vous devez, mais je vous encourage à le divulguer, à titre didactique, afin qu’il puisse éventuellement servir à d’autres.

Salutations,

Ce'Nedra

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Ce’Nedra regardait le marchand, qui la fixait en retour. Elle voyait son goitre proéminent se tortiller sous l’effet d’une intense émotion, comme mû d’une vie propre, tandis que l’humain fixait la jeune fille comme s’il venait de voir un fantôme. La toute jeune serveuse remonta son corsage (non que sa poitrine ne soit très proéminente, enfin, par rapport à une humaine…) et jeta un regard blasé à l’homme.

Toujours se méfier. Généralement, au premier coup d’œil, on la prenait pour une gamine humaine d’une dizaine d’années, et le trou à rat dans lequel elle travaillait attirait de nombreux cinglés de tout genre… dont un grand nombre d’amateurs de [g]très [/g] jeune fille.

- Quoi, bordel ?
- Vous êtes… une… une…
- Oui, je sais ce que je suis, coupa sèchement Ce’Nedra. Bon, bière ou vin ? Pour les catins, c’est à l’étage, mais il y a un supplément pour le bain, obligatoire…

Ses pieds lui faisaient mal. Plus de cinq heures qu’elle zigzaguait entre les tables, portant des plateaux plus lourds qu’elle. Elle en avait encore pour quatre heures. Elle avait envie de pisser, elle avait chaud, la taverne du Chat Péteur puait comme l’anus d’un félin qui vient de manger un rat crevé, et elle était payée des nèfles pour son boulot. Mais elle n’avait pas le choix. Papa et elle avait besoin d’argent.

Elle était tenue contractuellement de servir nourritures et boissons. Elle n’était pas tenue de donner son corps pour arrondir ses fins de semaine, comme nombre d’autres servantes, ni de regarder ce gros cafard lubrique la dévorer du regard.

Et elle était encore moins tenue de se montrer aimable.

- Quand vous saurez ce que vous voulez, faites signe...

Le ton cassant de Ce’Nedra et son mouvement vers les tables suivantes indiquaient clairement que la conversation était terminée. Mais l’homme, semblant brutalement retrouver ses esprits, la saisi par le bras.

Le plateau chargé de Ce’Nedra fit un angle impossible, oscilla avec la grâce d’un ange, sembla léviter comme une étamine gracile balayée par une brise tenace, avant que l’implacable loi de la gravité ne se rappelle à lui.

Dans un fracas de fin du monde, 4 bières, 5 bouteilles d’alcool divers, deux pains et un nombre indéterminés de billets doux destinés à attirer les faveurs (rémunérées) de Silva, la plus belle des servantes de l’auberge, firent connaissance avec le sol dallé du bouge, recouvert de jonchée.

Résidu de foutre d'étron de braquemard scrofuleux.

Le sang de Ce’Nedra ne fit qu’un tour. Bork, le tenancier, allait lui retenir les dégâts sur sa paye, au mieux, s’il ne la virait pas, au pire. Ou s’il ne la tabassait pas à mort. Si les prix du du Chat Péteur défiaient toute concurrence, les clients mauvais-payeurs, les serveuses maladroites et les putains roublardes devaient craindre plus que quelques coups lorsque Bork-n’a-qu’un-bras, ancien pirate reconverti, mais non repenti, ne touchait pas son dû.

Elle bondit vers le gros porc, prêt à l’énucléer avec une petite cuillère rouillée chauffée à blanc. Elle allait lui crever la panse et dérouler ses intestins pour en faire du boyau d’andouillette.

- Vous… vous êtes… vous êtes.... Kultar !

L’homme était blême. Il n’esquissa pas un geste pour esquiver Ce’Nedra qui lui fonçait dessus, fixant toujours la jeune fille.

Ce’Nedra s’arrêta, sa lucidité reprenant le dessus sur sa rage. Il l’avait appelé « Kultar ». Il devait la confondre avec une autre fille qui portait ce nom ridicule.

Elle le jaugea.

Sa mise était élimée, il n’avait pas l’air spécialement riche (sinon, il ne serait pas venu traîner ses guêtres dans cette hostellerie de troisième ordre), mais en revanche, il portait autour du cou une grosse amulette dorée, sans doute un héritage de famille, qui avait l’air de valoir la peau de ses testicules. Elle l’avait entendu discuter avec un client tout à l’heure au sujet d’une affaire portant sur des tonneaux de vin qu’il devait convoyer jusqu’à Vanfar.

Les rouages de l’esprit de la jeune fille tournait à plein régime, remontant à la surface chaque bribe d’information qu’elle avait pu entendre ces dix dernières minutes au sujet de l’homme. Il s’appelait Vardell, ou Bardell, ou Errell, elle n’en était pas certaine, et était patron d’une barge fluviale, ou un truc comme ça.

Il allait probablement se faire pas mal de pognon avec ce voyage.

Mouais. Il y avait là une possibilité que l’amulette et le susdit pognon finisse dans sa poche plutôt que dans celle de Vardell.

Papa HAISSAIT le vol, comme tous les Nains, mais, malgré le fait qu’elle soit Naine, l’appropriation frauduleuse du bien d’autrui, surtout quant il en avait plus qu’elle, ne lui faisait ni chaud, ni froid. Sans doute un effet secondaire de sa hideur et de sa difformité qui avait entraîné la mort de maman lors de l’accouchement et le bannissement de Papa de son clan pour avoir refusé de mettre à mort une descendance aussi dégénérée.

Elle pensa à quelque chose de triste afin que ses yeux s’humidifient. En fait elle n’avait pas à se forcer beaucoup. Il lui suffisait de penser à Papa, délirant de fièvre dans sa forge désormais éteinte, fier Nain autrefois musculeux réduit à l’état de chose pâle, hâve et tremblante, pour que les larmes viennent.

- Pardon, pardon, Vardell, ô Vardell, pardon, je ne t’avais pas reconnu ! dit Ce’Nedra en se jetant dans ses bras. Oui, c’est bien moi, Kultar !

L’homme la fixa abasourdi. Mais son hébétude se dissipa à l’instant où la massive silhouette de Bork, alerté par le bruit des bouteilles fracassées, surgit derrière Ce’Nedra.

- ESPECE DE MONSTRUOSITE, SALE PETITE FIENTE DE RAT (Son énorme main restante s’abattit en un violent aller-retour sur le visage de Ce’Nedra). TU VAS PAYER POUR TA MALADRESSE !
- NON, hurla le marchand. C’est moi qui suis responsable. Je l’ai tiré par la manche.

Bork se désintéressa instantanément de la jeune fille à terre, l’arcade sourcilière éclatée, le nez en sang, sonnée, le visage tuméfié, et reporta son attention sur Vardell (ou Bardell, ou Errell)

- Y’en a pour au moins 30 pièces de manque à gagner. Faut payer maintenant.
- Euh… Je dois conclure une affaire demain à l’aube… Là, je suis un peu juste… mais je vous assure qu’en milieu de matinée, dès lors que j’aurai touché…
- Tout de suite. La maison ne fait pas de crédit. File ton collier, il doit au moins valoir le triple
- Monsieur ! C’est un héritage familial, je ne vous permets pas de…..

La fin des paroles du marchand se perdirent dans un gargouillis de sang et l’odeur de la sanie s’écoulant des tripes de l’homme qui essayait de retenir ses entrailles.

Bork venait de saisir une abbatte et avait proprement fendu latéralement le ventre du marchand en une habile césarienne que n’aurait pas reniée la plus douée des sages-femmes.

Vardell (ou Bardell, ou Errell, on aura ignoré son nom jusque la fin) eut un dernier spasme avant que ses yeux ne deviennent vitreux.

Bork, maculé de sang, arracha le collier du cadavre, et, à la cantonade :

- Y’EN A D’AUTRE POUR DERANGER LE SERVICE ?!?!?

Un silence de plomb régnait dans la taverne

- ET MAINTENANT ON S’AMUSE, C’EST UN ORDRE ! rugit le colosse

Il considéra Ce’Nedra qui se relevait en chancelant, marmonna quelques paroles qui pouvaient s’apparenter à des excuses, lui jeta quelques piécettes et lui intima l’ordre de rentrer chez elle.

Bork lui accordait généreusement une soirée de congé.

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Quelques mois plus tard.

Ce’Nedra referma sa houppelande autour d’elle. Le froid vif était encore accentué par l’air marin. L’iode lui donnait des démangeaisons et ses yeux la brûlaient.

Mais ils restaient sec, car Ce’Nedra ne pleurait pas.

Elle ne pleurerait plus jamais. Cette Ce’Nedra là était morte.

Elle revivait sans cesse en boucle cette fameuse soirée où elle était rentrée chez elle, sa tête ayant pratiquement doublé de volume. Son père, Arak, blotti au coin du maigre feu qui peinait à réchauffer leur taudis, avait sauté de son lit en la voyant arrivée dans un tel état.

Elle lui avait raconté ce qui s’était passé. Elle avait craint que le vieil homme, malgré sa faiblesse, ne sorte de la maison, traînant sa hache derrière lui, pour aller faire la peau de Bork qui avait osé toucher à sa fille bien-aimée. La chair de sa chair, le sang de son sang, l’ultime témoignage vivant de l’amour qu’il portait à son épouse défunte, Griselisys, la mère bien-aimée et inconnue de Ce’Nedra.

En temps normal, c’est ce qu’il aurait fait. Mais, miné par la maladie depuis plusieurs mois, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

Et lorsqu’il entendit le nom « Kultar », Arak s’écroula.

Et l’Univers de Ce’Nedra avec lui.

Arak n’avait jamais été marié. Elle n’était pas sa fille. Elle n’était même pas Naine. Il avait inventé toute cette histoire pour expliquer l’apparence de Ce’Nedra, leur fuite à des milliers de lieux de sa région natale, là où nul n’avait entendu parler de gens comme elle autrement que comme une légende. Et pour donner une explication plausible à son bannissement.

Elle était issue du peuple Kultar.

Et dix-sept années auparavant, les clans Nains s’étaient alliés pour massacrer ce peuple de petits hommes pacifiques, mais fiers et secrets qui résidaient dans de magnifiques cités, toutes de lumières et de vifs argents, d’or, de joyaux et de pierreries.

Les Kultars étaient haïs des Nains depuis des millénaires, des dizaines de siècles de de haine recuites pour leur usage des arts mystérieux de la sorcellerie et de l’aclhimie qu’ils avaient portés au pinacle.

Mais c’est surtout l’avidité, qui peinait à se dissimuler derrière ce prétexte. Cette avidité inexorable, celle qui ronge le cœur des Nains encore plus que celui des Hommes, avait été un moteur puissant à l’alliance des Clans Nains. L’avidité qui les avait poussé à brûler, massacrer, torturer, hommes, femmes, enfants et animaux. L’avidité de s’emparer des fabuleuses richesses du peuple Kultar et de les anéantir jusqu’au dernier afin que nul ne vienne jamais réclamer son héritage.

Et quand ivre de carnage, écœuré par l'odeur du sang, les hurlements et les suppliques, couvert d'esquilles d'os, Arak s’était réveillé de cette fièvre de l’or qui le consumait, il n’y avait plus que des cadavres démembrés autour de lui.

Le Nain était tombé à terre en sanglotant, vomissant tout ce qu’il avait pu absorber pour se donner le courage, la folie, l’inconscience, de commettre de telles atrocités.

Et c’est alors qu’il entendit. Un vagissement.

Hagard, Arak se releva, se traîna plus qu’il ne marcha jusque un tas de cadavre. Là, écrasé sous le corps décapité de sa mère, un nourrisson, âgée de quelques jours au plus, était en train d’étouffer lentement.

Arak le prit dans ses bras. L’enfant était glacé, affamé, couvert de sang. Il était enveloppée dans une layette de tulle, sur laquelle se lisait encore une broderie vermeille. Visiblement le nom du nouveau-né.

Une fille.

Ce’Nedra. Petite épine en langue commune.

Arak n’avait pas pu faire ce qu’il aurait dû faire. Prendre l’enfant par le pied, et lui éclater le crâne contre le sol jusque sa cervelle jaillisse.

Conscient de l’horreur de ce qu’il venait de faire, le Nain fit ce qui était le pire crime que pouvait commettre un membre de son peuple.

Il trahit son clan, sauva une ennemie, et abandonna les siens.

Pendant les dix-sept années suivantes, Arak éleva Ce’Nedra comme sa fille, cherchant sans relâche le courage de lui avouer la vérité, ne le trouvant jamais. Hanté par ses actions, il essaya incessament de savoir ce qu’il était advenu du petit nombre de rescapés du massacre.

Il apprit que quelques-uns avaient erré dans le monde jusque leur mort, et c’est probablement l’un d’entre eux que le marchand avait rencontré. D’où sa stupéfaction de voir un Kultar, supposément tous disparus. Les autres étaient partis pour un lieu aussi mythique que dangereux, dans un voyage sans retour.

On dit que les restes de ce peuple, autrefois fier, survivaient aujourd’hui en ce lieu au plus profond d’un marais où ils se terraient.

Ce’Nedra tua le vieux Nain.

Elle étrangla de ses mains celui qu’elle avait appelé « Papa » depuis tant d’années et qui avait occis tous les siens et sa vraie famille. Qui l'avait condamné à porter a croix de se croire responsable de la mort de sa mère. Qui l'avait contrainte à se voir comme un être difforme et imparfait.

Elle éprouva une sensation immense de soulagement, de satisfaction, de jouissance même, quand les battements du cœur d’Arak cessèrent, comme si elle venait enfin de venger ses parents et son peuple.

Elle partit sans une larme, sans un regret, laissant le corps d’Arak pourrir à même le sol. Une sépulture eut été trop d'honneur pour lui.

Elle allait trouver un navire qui la conduirait dans un voyage sans retour vers cet endroit où son peuple avait trouvé refuge.

« Les Landes » avait dit Arak.

Le lieu où s'était réfugié le reste de son peuple s'appelait « Les Landes »

Les Nains payeraient.

Tous.

Jusqu’au dernier.