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[V]Meynaf, l'Avant-Propos [Achevé]

Publié : 16 juil. 2008, 13:56
par Meynaf
Avant-Propos

Dans les livres, comment naissent les héros ? Quel est le premier pas de ceux qui se forgent une légende ? Est-ce la soif de connaissances, la quête de la gloire ou encore l'envie irrépressible de savoir ce qu'il y a "de l'autre côté du chemin" qui les mène sur les routes ? Ou n'est ce que le hasard, ou encore le destin qui préside à leur vie d'aventures ?
Il n'est pas impossible que ce soit un subtil mélange de tout cela qui m'ait jeté dans le bateau qui me mena aux Landes. J'ignore si un être peut forcer sa destinée. Je pense cependant que tous, nous faisons ce que nous pouvons... jusqu'à ce que notre destin soit enfin révélé.

Les lignes qui suivent relatent mon histoire... les quelques aventures de ma jeunesse, celles qui ont spécifiquement forgé mon caractère et guidé mes pas vers ce que je suis à présent.

J'ai grandi à l'ombre des arbres plus que centenaires de la forêt de Gliwandel, au sein d'une famille nombreuse et aimante. De ma jeunesse dorée, j'ai des souvenirs de rires et de chants, ponctués ça et là de bêtises dont seul les enfants ont le secret. Etait-ce moi qui avais glissé un lucane gravide dans les draps de notre cousin ? Ma mémoire me joue parfois des tours.
Mère était druide, versée dans l'art des plantes et des potions. C'était un être bon et tourné vers les autres. Mais ses activités la tenaient trop souvent éloignée de nous. Oh, elle n'allait pas bien loin. Mais son travail nécessitait le calme et elle s'enfermait des heures durant dans son labo.
Quant à mon père, il était marchand. C'était assez inhabituel pour quelqu'un de notre race, car nous sommes introvertis et naturellement enclins à l'autarcie, mais mon père avait une sorte de curiosité maladive qui l'avait poussé loin de chez nous. Quand il revenait, il nous régalait des récits de ses voyages, entre autres, de ses rencontres avec les Hommes Bleus, des richesses que contiennent les cités eldoriennes. Et toujours nous contemplions, émerveillés, ce qu'il rapportait, objets étranges, tissus inédits, artefacts délicats. A la veillée, il fredonnait des airs étranges aux accents inconnus, dans des langues que nous ne comprenions pas.

Ai-je rêvé d'être un héros ? Comme tous les gens de mon âge, je le suppose. Mais moi qui de ma vie n'avais jamais vraiment livré combat, qui ne savais pas ce que c'était que de devoir survivre, j'avais une vision bien erronée des choses, une certaine naïveté de l'âme qui faisait de moi un idéaliste. Pourtant la découverte de mondes nouveaux, pouvoir aller voir de mes yeux les endroits que mon père décrivait, voilà des choses qui m'avaient maintenu éveillé durant les longues heures de la nuit.

Je suis parti sur un coup de tête, au terme d'une querelle qui m'opposa à mon père et dont le souvenir ne manque pas de me laisser un goût amer dans la bouche.

Les Landes. Ce nom, et les légendes qui circulaient à ce sujet, avaient fait de cet endroit la seule destination possible, la seule où le déraciné que j'étais pouvait se faire un nom, et se forger le destin dont il avait toujours rêvé.

Peut être allais-je devenir un héros, en fin de compte. Peut être allais-je me faire des amis. Sans doute quelques ennemis. Mon aventure commença assis auprès d'un feu, seul et démuni, sur une île nommée Trépont.

Re: Meynaf, l'Avant-Propos

Publié : 19 janv. 2009, 14:23
par Meynaf
Le charme volé

Le couloir était vide, et la lumière passant par les fenêtres rondes faisait danser des particules de poussière dans l'air. Deux petites silhouettes avançaient à pas de loup.

- Je n'aime pas ça du tout, Meynaf. Elle va revenir d'un moment à l'autre.
- Arrête d'être un trouillard, Chardon. Je te dis qu'on ne risque rien. Ma mère est partie récolter elle même ses chrysanthèmes et ne reviendra pas avant au moins une demi-heure.
- Ouais ben si tu te gourres et qu'elle nous trouve ici, ça va chauffer pour nos popotins.

Je me tournai vers mon cousin et haussai les épaules. On avait le même âge, à peu près... il avait à peine 52 ans, j'en avais 54 et demi. Blond comme moi, la peau encore plus pâle que d'habitude, il jetait sans arrêt vers l'escalier menant à l'entrée des regards nerveux.
Il faut dire que je n'en menais pas large non plus, car dans le fond Chardon disait vrai. Mère n'aimait pas du tout qu'on aille farfouiller dans son laboratoire sans permission. Mais il ne fallait pas flancher maintenant.

- Alors, repris-je, ne perdons pas de temps.

Mon coeur battait très vite en arrivant devant la porte du labo. Rien n'étant jamais fermé à clef, chez nous, il nous suffit de la pousser et de nous glisser sans bruit à l'intérieur.
Au centre de la pièce trônait une immense table ronde recouverte de cornues, alambics et autres appareillages complexes. On pouvait également y voir des feuilles de parchemin griffonnés en vrac, des boîtes ouvertes contenant divers ingrédients minéraux et végétaux. Il régnait dans l'air des odeurs de fleurs et de végétaux coupés, avec en arrière fond, une sorte de senteur un peu acide que je ne pus identifier.
La table de travail de ma mère détonait avec le reste de la pièce. Tout était disposé avec méthode : des étagères couvertes de fioles soigneusement étiquetées, des placards vitrés impeccablement rangés, un écritoire parfaitement ordonné.

- T'as fini de rêvasser la bouche ouverte ? Prends "le truc extra" dont tu m'as parlé et filons vite.

La voix de mon cousin me tira de mes observations, et je me dirigeai vers le placard vitré. J'ouvris rapidement une petite boîte et en retirai un petit objet.

- Ca y est, je l'ai. Allez, on s'en va.

Nous sortîmes de la maison en courant comme si nous avions des démons aux trousses. Nous allâmes nous réfugier à cent mètres de là, derrière une futaie.

- Bon alors, c'est quoi, cette merveille pour laquelle nous avons pris tous ces risques ?

J'exhibai fièrement une sorte de petit galet rond bizarre, chaud au toucher. Mon cousin ouvrit de grands yeux.

- Tu as piqué à ta mère un charme de feu ?
- Ouais.

Nous affichions à présent tous deux de larges sourires. Chardon sortit deux poissons de sa besace, pêchés le matin même.

- On mange de la friture, aujourd'hui ? demanda-t-il.
- Tout à fait. Prêt à allumer le feu ?
- Et comment.

Nous rassemblâmes des branches de bois mort en un gros tas puis, tremblant d'excitation, je m'emparai du charme pour libérer sa magie, comme j'avais vu ma mère faire.
Mais tout ne se passa pas vraiment comme prévu.
La déflagration fut assourdissante et le souffle nous projeta au sol. Des langues de feu brûlèrent mes sourcils et laissèrent des traces de suie sur mon visage. Heureusement, rien de plus. Par contre, une flammèche plus vicieuse embrasa la manche de mon cousin, et le feu se propagea rapidement jusqu'à son torse. Il hurla plus de terreur que de douleur et se mit à courir dans tous les sens comme une pintade. J'étais tétanisé, j'ignorais que faire. Il aurait sans doute été blessé gravement, ou pire, si la chance ne nous avait pas souri à ce moment...
Une sphère bleue irisée vola au dessus de nos têtes à cet instant et alla se placer au dessus de Chardon. Puis elle vola en éclats très fins, en fines goutelettes d'eau qui éteignirent le feu instantanément.

Je levai les yeux pour voir notre sauveur... c'était ma mère. Elle s'assura d'abord que tout danger était écarté. Puis elle tourna vers moi un regard où je lisais déjà la fessée à venir.

Je ne pus m'asseoir du reste de la journée.

Re: Meynaf, l'Avant-Propos

Publié : 19 janv. 2009, 14:25
par Meynaf
Cris de guerre

A l'époque où se déroule cette histoire, je n'étais déjà plus un enfant, mais pas encore tout à fait un homme. Mon père avait décidé qu'il était temps pour moi de quitter le giron maternel et de le suivre dans une de ses expéditions commerciales.
Il avait dans l'idée de me forger le caractère - quel père ne pense pas à cela pour son garçon ? - mais je subodore aujourd'hui qu'il avait en plus en tête de m'apprendre le métier, pour que je lui succède un jour.

Je traversais alors cette période de l'existence où les jeunes, croyant tout savoir de la vie, jettent sur toute chose en ce monde un regard désabusé et plein d'ennui. Malgré mes protestations, je me retrouvai contraint d'accompagner mon père et ses caravaniers, coincé au milieu de vieux croûtons ne sachant parler que de chiffres... Au profond ennui de la journée, lorsque nous avancions au pas lent des chevaux tractant les chariots, se succédait l'inconfort du soir, lorsque nous nous endormions à même le sol, la tête posée sur notre selle, enroulés dans une pauvre couverture de crin, après avoir avalé un repas frugal et rustique.

Que de choses nous ne voyons pas, perdus que nous sommes dans les affres de l'adolescence... A cette époque je ne goûtai pas du plaisir simple de m'endormir en regardant les étoiles, ni de m'éveiller à l'air frais du matin sous une voûte de ciel bleu. Je ne profitai guère de l'occasion de parler seul avec mon père, trop occupé que j'étais à ruminer mon sentiment d'injustice, mon envie de retrouver le confort douillet de mon existence de la foret, et mon profond ennui.

Nous finîmes par traverser une région aride, faite de sables, d'herbes sèches et ratatinées, et parcourue en tous sens par des éperons rocheux qui dressaient des défilés sur notre chemin.
Je notai alors que tous semblaient plus nerveux, à commencer par mon père qui scrutait les environs d'un air soucieux.

L'attaque eut lieu lorsque le soleil se trouva à son zénith. Un groupe hétéroclite de barbares juchés sur d'étranges oiseaux géants semblables à des autruches déferla sur nous en hurlant.
Mon père cria des ordres, et les caravaniers, tant bien que mal, organisèrent la défense.
Je restai stupidement sur place, ne sachant que faire. Mon père me vit, fronça les sourcils, me remit un sabre entre les mains, et me hurla de me mettre à l'abri. Je sautai de ma monture, et tenant gauchement mon épée, je me jetai sous un chariot.

Le combat fit rage, sous la chaleur torride, et les clameurs avaient un accent effrayant. Je vis mon père faire face à plusieurs adversaires à la fois, et je fus surpris de le voir manier son arme avec tant de dextérité. Sa lame faisait des arabesques dans les airs, et le sang giclait à chaque fois avec un bruit mouillé écoeurant.
J'eus alors honte de me terrer ainsi et, serrant la garde de mon sabre à m'en faire blanchir les phalanges, je désobéis aux ordres paternels, sortant à découvert. Je fonçai en hurlant sur un brigand esseulé qui s'acharnait sur le corps déjà mort de l'un des nôtres.
Je croyais que mon attaque fulgurante, ainsi que mon cri de guerre farouche, allait suffire à vaincre mon ennemi... mais celui-ci était un vétéran, qui sourit en coin en me laissant approcher. Lorsque j'abattis ma lame, il fit un simple pas de côté, et me mit un coup d'épaule dans la poitrine.
Je tombai sur le dos, le souffle coupé, lâchant mon arme. Le brigand s'avança tranquillement vers moi en riant et me fixant d'un oeil torve. La panique me gagna, et je rampai pathétiquement sur le dos, essayant de le distancer.
Il leva son arme pour me la passer à travers le corps, mais contre toute attente, il interrompit net son geste. Je vis une lame dépasser de sa poitrine en un éclair fulgurant, m'éclaboussant de sang, et l'homme s'effondra dans un gargouillis immonde. Je n'oublierai jamais la lueur d'incompréhension qui passa dans ses yeux au moment de mourir.
Je vis alors mon père, qui retirait son arme du corps mort devant moi, sa figure maculée de sang et de sueur, son regard noir et dur. Il me hurla quelque chose que je ne compris pas, car j'étais en état de choc, puis il me releva d'une main et me jeta sans ménagement sous le chariot le plus proche.

La chaleur, la peur, les cris des mourants, l'odeur fade du sang, je finis par vomir. Quand enfin tout fut fini, et que les cris de victoire des caravaniers retentirent dans le défilé, je ne pus me joindre à la liesse générale.
Mon père me rejoignit, ses yeux n'avaient plus cet éclat dur de tout à l'heure, et il vérifia que je n'avais rien avant de m'annoncer qu'il allait prendre en main mon entrainement martial.
J'acquiesçai sans rien dire, je n'avais pas la force de protester, mais je sus ce jour là que la voie du guerrier ne serait pas la mienne.

Re: Meynaf, l'Avant-Propos

Publié : 08 mars 2009, 02:38
par Meynaf
Le mal des dieux

Mon père tint parole. A la suite de ma déconvenue lors de l'attaque du défilé, il me consacra une heure par jour pour m'enseigner le maniement de l'épée.
Tous les soirs, lorsque nous établissions le campement pour la nuit, il m'entraînait un peu à l'écart, et à la lumière du soleil couchant, de sa voix sûre, de ses gestes fermes, il me montrait ce que je devais savoir.

Difficile de décrire mon état d'esprit. Je me sentais à la fois galvanisé par l'attrait de cet enseignement qui faisait de moi un homme, excité à l'idée de partager ce moment fort et unique avec mon père - que j'aimais évidemment, malgré les travers de mon âge bête - vaguement découragé par l'idée toujours lancinante que ce n'était pas ma voie et hanté par le regard vide et ensanglanté du barbare qui était mort au dessus de moi.

Je me montrai un élève docile à défaut de talentueux. Mais je finis par retenir les bases, parvenant à résister aux assauts faciles mais pourtant appuyés de mon père. J'apprenais vite, retenant facilement les feintes, les quartes, les mouvements et la théorie en général. Mais le dégoût du sang et le souvenir de la terreur qui m'avait submergé me rendaient passable seulement dans la pratique. Même s'il ne m'en disait rien, je sentais que je décevais mon père ; pourtant jamais son cours ne se terminait sans un mot d'encouragement ou un sourire, et jamais il ne me reprocha rien.

Les jours passèrent et nous parvînmes enfin en une bourgade fortifiée perdue au milieu d'une plaine entourée de collines. Je chevauchais tête basse, l'épée au côté, comme me l'avait ordonné mon père, qui voulait que je m'y habitue. Un sentier poudreux conduisait au corps de garde. Je ne pus m'empêcher de sourire car je savais que ce soir là, je dormirais dans un lit : nous allions rester quelques jours pour les affaires. Mon père allait endosser son rôle de marchand et j'allais avoir quelques jours de liberté. J'étais d'un naturel curieux, et l'idée de pouvoir explorer cette ville et découvrir ce qu'elle avait à offrir m'enchantait déjà.

Avec Rahal, un jeune chenapan de mon âge - enfin, selon les critères humains - avec qui j'avais sympathisé, je parcourus la rues en terre battue, le long des bâtiments ocres aux toits plats. Il me mena dans des tavernes miteuses où l'alcool fort est de mise, ne serait-ce que pour débarrasser le gobelet des ses miasmes, m'apprit un jeu de hasard basé sur la prédiction d'une combinaison de dés, m'entraîna sur les toits, au dessus des jardins où des arbres fruitiers en fleurs exhalaient au vent du soir des arômes exquis.

Un soir que nous parcourions en flânant les remparts crénelés - j'ai toujours aimé les remparts, j'ignore pourquoi - j'entendis des plaintes sourdes et hachées qui semblaient venir d'une rue en contrebas. Je voulus en savoir plus en demandant à mon ami Rahal.

- Ce sont des malades. Nous sommes au-dessus du sanatorium, me dit-il.
- Sanatorium ? Jamais entendu ce mot. Je me demande ce que c'est. Tu me montres ça ?

Il prit un air mortifié.

- Mais on peut pas. C'est interdit.
- Interdit ? Mais pourquoi ?
- Les gens qu'on y enferme sont atteints du mal des dieux.

Il avait dit ça comme si cette explication était suffisante en soi.

- Le mal des dieux ? Qu'est ce que c'est ?
- Nos prêtres disent que les dieux punissent ceux qui les offensent en les marquant avec ce mal.
- Tu as déjà vu un de ces malades ?
- Non... mais ma mère m'a dit que le mal secoue leurs membres de façon désordonnée, que leurs yeux se révulsent, que leur bouche lâche des mots incohérents entrecoupés de flots de mousse et que dans ces moments ils sont la proie des démons. Nos prêtres disent que nous ne devons pas nous en approcher pour ne pas être souillés à notre tour par leur ignominie.

Un moment de silence passa. Rahal me souffla :

- Je ne veux pas y aller, Meynaf. Ne me le demande pas. Je n'irai pas avec toi.
- Je ne te le demande pas.

Il comprit sans doute que j'avais décidé d'y aller seul, mû en cela par une inspiration incompréhensible que mon père n'eût d'ailleurs pas approuvée. Quand je levai les yeux à nouveau, Rahal avait disparu. Je ne le revis d'ailleurs jamais plus.
Je me glissai vers la ruelle d'où venaient encore périodiquement les cris que j'avais entendus. Leste comme un chat je me faufilai vers le bâtiment. Il n'y avait personne en vue, et après ce que m'avait dit Rahal je n'eus pas de peine à comprendre pourquoi. Je grimpai sur le toit d'un bâtiment délabré qui surplombait la cour intérieure du sanatorium. Depuis mon nouveau poste d'observation en hauteur, je les vis.
J'en dénombrai des dizaines, d'âges divers, entassés comme des animaux dans des locaux trop petits et insalubres. Le vent portait parfois un relent fétide de déjections. Nombre d'entre eux, d'ailleurs, ne semblaient pas plus malades que moi. Certes, ils avaient le regard éteint et un air misérable, mais les conditions de vie auraient suffi à rendre fou n'importe qui. Je passai un long moment à regarder. Qui nourrissait ces gens ? Ils étaient abandonnés là, c'est tout ? Non, il y avait des reliefs de repas, mais comment...

Je me posais toutes ces questions lorsque l'un d'entre eux fut subitement pris de tremblements. Les autres ne levèrent même pas la tête. Ca se passa comme l'avait dit Rahal... mais je ne vis qu'un homme souffrant atrocement, le visage tordu par la douleur, seul, dans la fange. Je ne vis aucun démon. Juste une souffrance éperdue. Lorsque la crise passa, il rampa vers le mur et se recroquevilla en sanglotant.

Cette scène me marqua. Pourquoi n'essayait-on pas de leur venir en aide ? Pourquoi n'essayait-on pas de trouver un remède ? J'avais vu de enfants parmi eux... avaient-ils eux aussi offensé les dieux ? Qui étaient ces dieux capables d'accepter pareilles atrocités ?
Je retournai auprès des nôtres accablé par ces questions et ces images qui ne me quittèrent plus des jours durant.

Re: Meynaf, l'Avant-Propos

Publié : 23 juin 2009, 15:50
par Meynaf
Les yeux vairons

Quelque chose avait changé. Depuis mon retour chez moi, je n’étais plus le même. Les horreurs que j’avais vues durant mon voyage avec mon père m’avaient marqué plus profondément que je l’aurais cru. J’y pensais tout le temps et je faisais assez souvent des cauchemars. J’avais essayé de m’en ouvrir à mon père, mais ce dernier me rit au nez lorsque je parlai « d’horreurs ». D’après lui, je ne connaissais pas le véritable sens de ce mot.
Avec le temps, j’ai compris qu’il voyait les choses du point de vue de son incroyable expérience, et qu’il avait vu au cours de ses voyages des choses réellement plus terrifiantes qu’un bandit sanguinaire ou qu’une injustice banalisée. Mais si seulement il avait eu la sagesse de se mettre à mon niveau… si seulement il avait pu comprendre à quel point j’avais été remué. Quoi qu’il en soit, je confondis son rire avec une moquerie et à partir de ce jour, nos relations se détériorèrent.

Le point positif dans tout cela, c’est qu’on ne me demanda plus d’accompagner mon père dans ses expéditions. Visiblement, il était acquis qu’à 86 ans, j’étais trop immature pour une telle expérience, et qu’il valait mieux attendre avant de la renouveler. Je n’étais pas d’accord avec cette vision des choses, mais à quoi bon m’élever contre cela ? Ca n’aurait servi à rien et de toute façon, tout ce que je voulais, c’était avoir la paix. J’avais besoin de réfléchir, de trouver des réponses aux constantes questions que je me posais.
Je me remis à voir Chardon, mon cousin, mais, je dois le reconnaitre, un peu à contre cœur. Je n’arrivais plus à me reconnaitre dans nos jeux, et sa façon un peu bêlante de tout appréhender me mettait les nerfs en vrille. Il faut dire que je passais plus de temps devant le miroir, et que mon apparence accaparait beaucoup plus mon attention. Je m’étais mis au sombre, vert bouteille, marron foncé, et j’avais décidé de retenir mes longs cheveux blonds grâce à deux fines tresses partant de mes tempes et se réunissant en une seule derrière ma tête.

- « Ca va, Meynaf ? » me demandait constamment Chardon lorsque nous partions nous promener en forêt. Il me posait sans arrêt cette question, et la plupart du temps je faisais oui de la tête avec une mine agacée. Je savais que mon cousin s’inquiétait pour moi, qu’il voulait – assez maladroitement – m’aider, mais je n’arrivais pas à me départir de ma constante morosité.
- « Que crois-tu que nous deviendrons ? » lui demandai-je un jour.
- « De quoi ? »
- « Nous, plus tard, repris-je exaspéré, que deviendrons-nous ? Quelle est notre place ? En avons-nous au moins une ? »
- « Je suppose que nous suivrons les traces de nos pères. Je serai sylviculteur, et toi marchand. Mon père dit que c’est ainsi que ça doit être. »

Il avait dit cela comme si ça allait de soi, comme si rien n’aurait pu venir dérégler ce plan si huilé qui avait été tracé pour nous.

– « Alors quoi, dis-je, c’est tout ce que nous pouvons faire ? Suivre gentiment le sentier déjà tracé ? Qu’en est-il de ce qu’on ressent, de ce dont on a besoin, de ce dont on rêve ? Que… »

Je m’interrompis en regardant son visage éberlué.

– « Tu as beaucoup changé, Meynaf. » me dit-il, les yeux ronds.
– « Tu n’as pas idée. »

Les saisons passèrent, avec leurs hauts et leurs bas. Je m’étais un peu radouci avec le temps, ou alors c’étaient mes proches qui avaient réussi à composer avec mon tempérament. Je ne faisais plus de cauchemars, mais une chose pourtant n’avait pas vraiment changé : je me posais toujours autant de questions sur mon devenir, avec toujours aussi peu de réponses. Et un soir, penché sur mon bol de crudités vespéral, je pris une résolution : j’allais consulter la Doyenne.
Ceux qui ne vivaient pas à Gliwandel ne pouvaient vraiment comprendre la portée de ma décision, car la Doyenne était vraiment quelqu’un de très spécial. Nul ne connaissait son âge exact, mais tous s’accordaient à dire que c’était une très vieille elfe, même selon nos critères. Elle savait tout, répondait à tout, et on disait partout que c’était une sorcière capable du meilleur comme du pire. Si je n’étais pas encore allé la voir, c’était juste par peur du prix demandé pour ses services ; en effet, elle n’aidait pas les autres par bonté d’âme, mais toujours en échange de quelque chose… qui pouvait d’ailleurs très bien ne pas être un objet précieux. De terrifiantes rumeurs couraient à propos des personnes qui avaient pris à la légère ses exigences.

Mais il fallait que je sache, et le besoin d'avoir des réponses à mes interrogations fut plus fort que ma peur initiale. Fou que j’étais, je m’y rendis cette même nuit, après m’être assuré que tous dormaient. Je me souviens encore de sa maison arbre, un chêne vénérable mangé de lierre et aux branches recouvertes de grappes de gui. Il m’apparut que les animaux s’étaient tus, et c’est dans ce silence quasi sépulcral que je poussai la porte.
L’odeur était épicée, mais pas désagréable, et la lumière était très douce, juste fournie par les braises d’un feu au-dessus duquel était suspendue une marmite.

– « Approche, enfant. Je t’attendais. »

La voix de la Doyenne me surprit, et le sens de ses paroles me remplit d’effroi. Je la cherchai en vain du regard.

– « Oui, je sais pourquoi tu es là », reprit-elle comme si elle avait lu dans ma tête, « et j’ai la réponse que tu attends, même si sur le moment elle ne te satisfera guère. »
- « Je t’écoute », dis alors d’une voix que je voulais assurée, « quel est le souhait de mon cœur ? »
- « Enfant, sache que ton avenir ne se trouve pas sous les ramures de Gliwandel. »

Mon cœur se serra, car je crus alors comprendre que mon destin serait de succéder à mon père. Mais étonnamment, elle poursuivit :
- « Tu as un destin à accomplir, un potentiel à exploiter. Mais le chemin est sombre, ardu, et nombreux seront ceux qui voudront te voir à terre. »
- « Parviendrai-je à terrasser mes ennemis ? », demandai-je un peu bêtement. Elle gloussa :
- « Ta pièce est sur la tranche, Meynaf fils de Bedrael, car c’est à toi qu’il appartient de prendre le chemin. Quand le moment viendra, tu sauras où se trouve ton avenir. »
- « Serai-je obligé de suivre les traces de mon père ? Deviendrai-je marchand ? »
- « Nous avons toujours le choix, enfant, toujours . »

J’étais désorienté, mais soulagé aussi, en un sens. J’allais me détourner mais je me souvins d’un détail… dans ma hâte, j’avais posé mes questions sans demander le prix… une sueur froide coula le long de mon dos. Je vis la Doyenne surgir dans la semi pénombre, et cette figure ratatinée couverte de rides faillit me faire partir en courant. Elle dardait sur moi ses impressionnants yeux bleus et souriait, du moins je crois. Mais je ne pus dire si son sourire était bienveillant ou pas.

– « Voici mon prix. »

Elle fit des gestes accompagnés d’une floppée de mots dits à toute vitesse. Une brume m’enveloppa et je sentis une intense douleur aux yeux. Je faillis perdre connaissance, et me retrouvai à hurler de toutes mes forces, affalé sur le sol couvert de sciure.

Je m’éveillai dans mon lit.
Ma tête me lançait encore, signe que je n’avais pas rêvé. Le souvenir de ce que je venais de vivre me revint soudain avec violence, et pris de panique je me précipitai vers un miroir. Je me voyais déjà borgne, avec une orbite sanguinolente et horriblement vide. Mais lorsque je vis mon visage entier se refléter, je soupirai de soulagement. J’avais encore mes deux yeux. Mais… J’approchai mon visage pour mieux voir… et faillis m’étouffer de surprise. J’avais gardé un œil marron, mais l’autre était bleu, aussi profond et intense que celui que j’avais vu au visage de la Doyenne.

Re: Meynaf, l'Avant-Propos

Publié : 23 juin 2010, 10:46
par Meynaf
L'exil

- Tu as osé faire appel à la doyenne ?! Et sans me consulter ?!

La colère de mon père faisait trembler les murs de notre demeure. Debout et droite au fond de la pièce, ma mère me jetait un regard plein de larmes.

- As-tu idée de ce que tu as fait ? reprit mon père. As-tu seulement conscience de la portée de ton acte ?

Je ne répondis pas. Mes yeux vairons disaient déjà que la situation m'avait échappé. Je savais que la Doyenne ne m'avait pas gratifié d'un oeil bleu sans raison, et ses motivations étaient pour moi aussi obscures qu'effrayantes. Pourtant, alors que mon père continuait dans sa colère à m'asséner des évidences, des choses que je savais déjà, je décidai de soutenir son regard et d'affronter sa colère.

- Si la Doyenne représente un tel danger, dis-je, pourquoi tolérons nous sa présence au sein de notre communauté ? Pourquoi ne la chassons-nous pas ?

- Ce n'est pas la Doyenne, ni sa magie qui est dangereuse. C'est l'appel à ses pouvoirs de façon inconsidérée qui l'est. Tu t'es mis en danger stupidement, en requérant son savoir sans même négocier de prix. Nul ne sait à présent ce qu'elle est en droit d'exiger. Par ta propre incurie, tu as peut etre attiré le malheur pas seulement sur toi, mais sur nous tous.

J'encaissai les mots de mon père sans faiblir, mais chaque parole était une pierre dans mon coeur. Dans ma glace, chaque matin, je regardais mon visage, et mon reflet me renvoyait un regard étrange, que je n'avais pas encore réussi à apprivoiser. Mon oeil marron pétillait, il reflétait mes émotions comme un miroir dans mon âme. Il me rappelait mon enfance, s'embuait de pleurs ou s'illuminait de joie. Mais mon oeil bleu était froid, acéré... calculateur. Parfois il semblait rire, mais d'un rire narquois que je ne connaissais pas.

- Tu viendras avec moi dans tous mes voyages, désormais, avait repris mon père. Je vais prendre ton éducation martiale à partir de zéro. Je te formerai pour me succéder.

- Je ne suis pas fait pour la vie que tu mènes, criai-je, exaspéré. Le commerce m'indiffère ! Le combat n'est pas ma voie ! Tuer me répugne !

- Cesse tes enfantillages ridicules, Meynaf. En ce monde il n'y a pas la place pour la sensiblerie. Chacun a un rôle à tenir dans la vie, et il est temps que tu saches quel est ton rôle.

Mes poings se serrèrent et je tentai sans y parvenir de retenir mes larmes. Mon père se détourna, car l'incident était clos. Mais contre toute attente, j'eus encore la force de parler :

- Je refuse ! Je refuse de suivre la voie que tu as tracée pour moi.

Je me levai devant mes parent stupéfaits.

- Mon avenir n'est pas auprès de toi, père, pas plus qu'il n'est ici, à Gliwandel. Il ne me reste d'autre choix de partir tenter ma chance ailleurs.

- Et où iras-tu, railla mon père. Crois-tu que ce soit différent ailleurs ?

- Je... je prendrai le navire pour... pour les Ilôts Centraux.

Ma mère étouffa un cri, les mains plaqués sur sa bouche. Mon père me regarda sans ciller, incrédule.

- J'ai un destin. Je vais le prendre là bas.

Un temps qui me parut immensément long passa sans que personne ne parle. Mais enfin, mon père dit d'une voix rauque.

- Alors nous n'avons plus rien à nous dire. Tu as pris ta décision.

Le soir même, j'avais empaqueté de maigres possessions dans un baluchon, et j'étais parti sur les routes, loin vers le sud, vers un bateau qui me mènerait vers mon destin.